LE DEVOIR (Montréal, Québec) 17 July 09 Totalement têtard !; Un biologiste débarque à la SAT pour étudier les grenouilles mutantes comme objet d'art (Isabelle Paré)
On connaît les grenouilles de bénitier, les grenouilles qui veulent se faire aussi grosses que le boeuf, mais la grenouille comme objet d'art? On n'y aurait pas pensé d'emblée.
Brandon Ballangée, lui, y a pensé. Pour l'éco-artiste américain et doctorant en biologie à l'Université de Plymouth au Royaume-Uni, il n'y avait qu'un bond à faire pour marier grenouille et art.
Les esprits fourbes diront qu'un biologiste anglais qui débarque au pays des «frogs» pour étudier les malformations «batraciennes», c'est louche. Mais le bio-artiste en résidence à la Société des arts technologiques (SAT), qui ouvre tout l'été son laboratoire au public, jure vouer une admiration sans bornes à ces petites bêtes depuis sa prime enfance.
Après des études en arts à New York, le petit garçon qui passait ses étés à capturer ouaouarons et rainettes dans sa nasse a décidé de faire des ruisseaux et des marais son studio de prédilection. «La nature a toujours été mon refuge. Quand j'étudiais l'art, j'ai fait des sorties sur le terrain avec des biologistes et j'ai développé un intérêt immense pour la biologie et les recherches sur les grenouilles. Maintenant, je tente d'intéresser les gens au sort des grenouilles avec l'art qu'elles m'inspirent», soutient Ballangée, qui sondera les mares du sud du Québec tout l'été, à la recherche de têtards et de grenouilles mal en point.
Car celui qui aime tout ce qui grouille et grenouille s'intéresse plus spécifiquement aux anomalies physiques des batraciens, particulièrement répandues au Québec et en Nouvelle-Angleterre. Grenouilles à cinq pattes, à l'oeil difforme ou grenouilles sans pattes: Ballangée récolte des milliers de têtards - qu'on peut d'ailleurs voir faire une brasse dans ses aquariums de la SAT - pour élucider le mal qui afflige ses amis amphibiens.
«On ignore la cause de ces anomalies. Même si les polluants ont souvent été montrés du doigt, d'autres causes sont en jeu, notamment des parasites et des insectes qui affectent le développement normal des têtards. Mais ce qui est plus grave encore, c'est le déclin général des batraciens, qui est un indicateur général des changements profonds dans notre environnement», soutient Ballangée. Et l'art, dans tout ça? Après avoir scruté à la loupe les rejetons difformes, Ballangée les conserve dans un liquide qui les rend translucides, puis injecte dans leur squelette divers colorants pour mettre en évidence les membres surnuméraires, difformes ou manquants. Les mutants en technicolor sont ensuite photographiés et numérisés, cristallisant la menace qui plane sur le monde amphibien. La prophétie des grenouilles
Artiste par profession, mais biologiste par passion, ses recherches lui ont valu la reconnaissance des milieux tant artistique que scientifique. Ces nombreux projets ont attiré l'attention de la très respectée Société Audubon, de la BBC, et de nombreuses revues scientifiques. Ces photos énigmatiques de batraciens bleu néon ont été exposées sur tous les continents, notamment à l'Arsenal Gallery de Central Park à New York, au Peabody Natural History Museum et à la Biennale de Venise de 2005, dans le cadre du projet Waterways.
«L'idée est de faire avancer la recherche sur ces espèces tout en nourrissant mon art. Il n'y a pas de frontière claire entre mes deux occupations, c'est un projet multidisciplinaire. Pour moi, l'art est une façon d'intéresser les gens au phénomène en les touchant avec des images», dixit l'artiste.
Tout l'été, Brandon Ballangée recevra le public dans son antre à grenouilles, où les têtards, tôt ou tard, deviendront grands. Artistes et bénévoles sont même invités à partir en safari pour traquer la grenouille-léopard ou la grenouille-taureau dans les fossés et ruisseaux de la Montérégie.
Lors de notre passage, quelques artistes croquaient le portrait d'un très rare têtard albinos qui faisait du surplace dans son bocal. «Je suis en train de le filmer, et je vais utiliser ces images à l'occasion d'une projection avec VJ», explique Nolwenn Gouezel, journaliste et vidéaste française.
Des jeunes du camp de jour organisé par la SAT ont quant à eux immortalisé sur pellicule les futures grenouilles afin d'en tirer un projet artistique. Comme on le voit, l'homme-grenouille n'est pas le seul à s'intéresser aux reines de l'étang et ce n'est peut-être pas un hasard si art rime avec têtard.
Qu'adviendra-t-il de tout ce grenouillage? «Il y aura une grande exposition, ou plutôt un gros happening fin septembre avec des projections, des images et des conférences. Ce sera un gros "frog party!"», lance Ballangée, qu'on soupçonne quasiment d'être une ex-grenouille, recyclée en prince de l'éco-art à la suite d'un baiser mouillé.
Avec les trombes d'eau qui s'abattent sur le Québec, c'est la fête pour la grenouille, et c'est aussi la fête pour Ballangée, qui s'en va en riant remplir ses filets de têtards grouillants.
Laboratoire public de Bio-art
Société des arts technologiques (SAT)
1197, boul. Saint-Laurent
Ouvert les mercredis, jeudis et samedis de 13h à 17h, jusqu'au 12 septembre
Totalement têtard !